Se nourrir en protégeant la santé des hommes et de la planète : l’exemple de la viande rouge.
INTRODUCTION
Il est le loin le temps où il était facile de se nourrir, à la seule condition d’avoir des revenus qui permettaient d’acheter ce qui nous faisait plaisir. Les Français mangeaient les plats qu’ils aimaient après avoir fait leurs courses dans des magasins de proximité, sans scruter des étiquettes et sans se soucier des conséquences sur leur santé. La qualité d’un plat se réduisait aux plaisirs gustatifs et aux moments conviviaux des repas qu’il nous procurait.
De nos jours, faire les « bons choix » est beaucoup plus difficile. La qualité d’un aliment et de notre alimentation est devenue une notion complexe qui intègre désormais quatre composantes, parfois antinomiques :
- biologiques (apports équilibrés de nutriments et de calories, impacts spécifiques sur la santé, dangers et risques biologiques et chimiques) ;
- culturelles et cultuelles (plaisir et convivialité des repas, interdits religieux, exclusion de tout ou partie des produits d’origine animale, aspiration à la « naturalité » et aux produits « traditionnels », facilité d’achat et de préparation des aliments) ;
- économiques (prix des aliments, partage des valeurs créées entre les acteurs professionnels, internationalisation des échanges) ;
- citoyennes (durabilité des moyens de production et de fabrication, solidarité de nos choix alimentaires avec les pays pauvres, soutien à l’agriculture en achetant « français », réduction du gaspillage).
Des mots savants font partie de nos repas : probiotique, microbiote, acides gras insaturés, antioxydant, oméga-3, aliments ultra-transformés, fer héminique, vitamine B12, etc. Les marchands d’utopies et des médecins peu scrupuleux proposent des régimes qui résoudraient tous les problèmes de santé, y compris la guérison de cancers. Les Français s’inquiètent. Ils ne savent plus d’où viennent leurs aliments, comment ils sont fabriqués, quoi manger pour ne pas mettre leur santé en danger. Les plus informés se préoccupent également de la durabilité de leur alimentation. Face à la difficulté de faire eux-mêmes leur choix, ils font confiance à des applications numériques qui notent globalement la qualité nutritionnelle ou environnementale d’un produit, sans s’interroger sur le sérieux des algorithmes utilisés par leurs promoteurs : l’alimentation code-barres ou QR s’invite dans nos assiettes.
Le système alimentaire - la façon dont les hommes s’organisent, dans l’espace et dans le temps, pour obtenir et consommer leur nourriture - est en pleine mutation. Il doit faire face à de nombreux défis, respecter les hommes et respecter la planète. Nos choix alimentaires agissent sur les conditions de vie présentes et futures de l’humanité. Ils influencent notre santé physique et psychique, notre rythme de vie et notre solidarité avec la communauté à laquelle nous appartenons. La satisfaction des besoins nutritionnels, les dépenses de santé, le climat, la qualité des sols, des eaux et de l’air et la diversité naturelle des plantes et des animaux peuvent s’en trouver affectés.
Les regards portés sur la consommation de viandes rouges (ou viandes de boucherie) sont particulièrement emblématiques des débats qui se sont ouverts sur la manière de bien se nourrir. Les reproches qui lui sont faits touchent aussi bien ses impacts sur la santé des hommes que sur celle de la planète : être probablement cancérogène pour l'homme, contribuer au réchauffement climatique, gaspiller des nutriments d’origine végétale, de l’eau et des terres agricoles, participer à la souffrance des animaux, voire s’arroger d’un droit de contrôle inadmissible sur la vie de ces derniers.
L’objet de cet article est de discuter les composantes positives et négatives de la présence de viandes rouges dans nos assiettes pour illustrer plus concrètement les problématiques évoquées dans cette introduction.
I. LA CONSOMMATION DE VIANDE PAR LES FRANÇAIS
Les viandes rouges sont définies par l’organisation mondiale de la santé (OMS) comme celles qui sont issues des tissus musculaires de mammifères (bœuf, veau, porc, agneau, mouton, cheval chèvre). Les données de consommations varient avec les sources et selon qu’elles sont exprimées en « tonne équivalent carcasse » suivant la méthode des bilans (tenant compte de la production, des exportations et des importations de viande) ou en kilo de viandes achetées par les consommateurs résultant d’enquêtes réalisées sur un échantillon représentatif de la population comme c’est le cas pour les valeurs présentées dans le Tableau 1.
Tableau 1 - Quantités moyennes de produits carnés consommés en France (personne/g/jour).
Source : données provenant de ANSES, 2017, INCA3
Que conclure ? En premier lieu, que les Français doivent réduire leur consommation totale en protéines. Deuxièmement, qu’ils doivent rééquilibrer leurs sources de protéines au profit de celles d’origines végétales tout en veillant à ce que les apports nécessaires en acides aminés indispensables soient respectés. Néanmoins, cette deuxième recommandation ne s’applique pas de manière uniforme à l’ensemble de la population.
Elle vise tout particulièrement les « gros mangeurs » de viande, au-delà de 500 g/semaine, soit 30% de la population (la consommation hebdomadaire moyenne de viandes rouges en France est passée de 400 grammes en 2010 à 300 grammes en 2020). Il ne faudrait pas, en effet, qu’une réduction excessive de la consommation de produits carnés se traduise par des carences en des nutriments qui accompagnent les protéines animales, tout particulièrement le fer et la vitamine B12. Plus un consommateur se prive d’aliments d’origine animale, plus il risque des carences en quelques vitamines et minéraux, à moins de faire très attention à l’équilibre de son alimentation. De plus, la viande, éventuellement hachée, demeure un aliment de choix pour équilibrer les apports nutritionnels des personnes âgées dont l’alimentation est souvent déséquilibrée et déficitaire en protéines, avec les risques de sarcopénie (ou fonte musculaire) qui s’en suivent.
La recommandation de remplacer la viande par des légumes secs fait souvent référence à ce que ces deux familles d’aliments ont des teneurs en protéines sensiblement égales. Ce constat est exact si la comparaison est faite avant cuisson : leurs teneurs en protéines voisinent les 22–24%. Il ne l’est plus dans les assiettes dans la mesure où la prise d’eau des légumes secs pendant leur cuisson et au contraire sa perte pour les grillades et les rôtis modifient très significativement les valeurs : 100 gammes de lentilles cuites ne contiennent plus que 9 grammes de protéines, 100 grammes de rôti cuit en contiennent 25 grammes (Ciqual, 2017).
On notera enfin que les conclusions qui ressortent de l’analyse de la consommation de protéines en France peuvent être extrapolées à l’Europe, mais pas au reste du monde ainsi que l’illustrent les données du Tableau 3. Selon les projections de la FAO, la consommation de viandes devrait continuer à augmenter dans le monde au cours des trente prochaines années avec l’accroissement du niveau de vie des populations.
Tableau 3 – Origines des protéines consommées dans le monde (g/jour/habitant)
Source : calculs de l’auteur à partir des données de Water Footprint Network et de la banque de données CIQUAL
Un autre reproche est souvent entendu : manger de la viande, c’est gaspiller une part importante des protéines produites par les cultivateurs. Il est vrai que les animaux d’élevage consomment globalement six protéines végétales pour en produire une. En moyenne, ce rapport est de 8 à 1 pour les bovins, de 3 à 1 pour les porcins et de 2 à 1 pour les volailles. Mais il est également vrai qu’une proportion importante des protéines végétales consommées par les animaux, et tout particulièrement les bovins, ne sont pas comestibles pour les humains (Tableau 6).
Tableau 6 – Quantité de protéines non consommables par les hommes consommées par les animaux rapportée à la totalité des protéines consommées (%).
Source : Mottet et al., (2017).
Prenant en compte ces données, il est aisé de calculer que dans les meilleures conditions, les bovins consomment environ un gramme de protéines végétales comestibles par l’homme, parfois moins, pour produire un gramme de protéines animales. Il est donc inexact d’affirmer que l’élevage des bovins conduit à un gaspillage « inacceptable » des protéines végétales, tout du moins en France.
Comment expliquer ce résultat ? Simplement du fait que les ruminants se nourrissent principalement de l’herbe des prairies (prairies artificielles, prairies temporaires et surfaces toujours en herbes), des fourrages récoltés pour l’hiver et de coproduits de l’industrie alimentaire, et que ces aliments, riches en cellulose, ne sont pas digérés par les humains : dans le monde, 86% de l’apport global total en aliments pour animaux est constitué de produits qui ne sont actuellement pas consommés par les humains ; l’herbe et les feuilles représentent près de 60% de la ration alimentaire des ruminants ; 30 % des céréales produites sont néanmoins consommés par les animaux (Tableau 7).
Tableau 7 – Origine des aliments pour animaux (ruminants et monogastriques) consommés dans le monde en 2010
(% du total de 6 gigatonnes d’aliments consommés)
Références bibliographiques :
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