Comment l’élevage européen peut-il agir sur les leviers de l’agroécologie pour faire face au changement climatique ?
INTRODUCTION
De récentes publications (rapport d’expertise de l’INRA : Dumont et Dupraz (coord), 2016 ; chapitre d’ouvrage : Peyraud, 2020) font le point sur la situation dans l’Union Européenne. En Europe, les émissions de GES associées à l’élevage représentent 40% des émissions agricoles, mais seulement 5% des émissions totales. Elles sont surtout liées à la production, à la transformation et au transport d’aliments (42% des émissions liées à l’élevage) ; deux autres postes importants sont les fermentations entériques des ruminants (22%) et les émissions liées au stockage des effluents d’élevage (19%). Par ailleurs, environ 60% des surfaces cultivées en céréales sont destinées à l’alimentation des animaux d’élevage (3/4 pour les monogastriques et 1/4 pour les ruminants). La plupart des oléo-protéagineux (et en particulier le soja) destinés à l’alimentation animale sont importés, en provenance principalement d’Amérique Latine où ils sont cultivés de manière intensive et peu respectueuse des conditions sociales et environnementales. L’élevage consomme également beaucoup d’eau, avec cependant des variations très importantes entre systèmes, mais aussi entre méthodes de calcul de ces consommations. L’élevage contribue ainsi, directement et indirectement, au changement climatique.
En même temps, le changement climatique a des impacts négatifs, directs et indirects, sur l’élevage européen (EEA, 2019). L’augmentation des températures met à l’épreuve les capacités d’adaptation des animaux et affecte leurs performances, leur reproduction et leur bien-être, en particulier lorsqu’ils sont élevés en bâtiment. Les risques sanitaires sont accrus, ainsi que la fréquence des épizooties. Les changements en termes de régimes de précipitations impactent la production fourragère et le pâturage des herbivores, à cause d’une trop forte humidité (dans le nord) ou de sécheresses marquées (dans le sud). Les aléas climatiques contribuent également à la volatilité des prix des matières premières utilisées pour la fabrication des aliments du bétail. Le changement climatique est donc un réel problème pour l’élevage. En définitive, ce sont bien les relations à double sens, entre élevage et changement climatique, qui posent problème aujourd’hui.
L'agroécologie peut être définie comme "l'utilisation intégrée des ressources et des mécanismes de la nature dans l'objectif de production agricole" . De manière croissante, l’agroécologie est mise en avant comme une voie de développement durable de l’agriculture dans le monde (Altieri et Nichols, 2020). Récemment, le comité européen des régions a considéré l’agroécologie comme "une réponse aux défis agricoles, sociaux et environnementaux de l’Europe" (03 February 2021, 142nd Plenary Session of the European Committee of the Regions Belgium – Brussels).
Cet article propose d’analyser comment l’agroécologie pourrait aider l’élevage européen à répondre aux défis posés par le changement climatique, tant en termes d’adaptation que d’atténuation. L’analyse ci-après porte majoritairement sur l’échelle de la ferme et du [petit] territoire, en considérant les pratiques d’élevage ; d’autres échelles (région, pays, international) et d’autre aspects (marchés nationaux et internationaux, coûts de production, etc.) devront être pris en compte dans la perspective d’une transition agroécologique pour la France ou l’Europe.
I. AGROECOLOGIE VS AGRICULTURE/ELEVAGE "INTENSIFS"
L’élevage "intensif" s’appuie sur des races animales (et variétés de plantes) sélectionnées pour être productives dans un environnement rendu favorable par l’action de l’Homme via l’utilisation de nombreux intrants (carburants, aliments achetés, traitements sanitaires, ...). Il existe une planification forte des pratiques de conduite, et les aléas sont gérés principalement en renforçant le recours aux intrants. L’optimisation sous-tendant ces systèmes suppose de se concentrer sur un produit (œufs, viande, lait), rendant les résultats économiques de l’exploitation sensibles aux cours du marché. L’élevage "agroécologique" s’appuie sur la diversité biologique des animaux et des plantes, avec une recherche d’autonomie et d’adaptation au milieu. L’action de l’Homme porte avant tout sur le suivi de l’état du système et l’adaptation des pratiques de conduite pour valoriser les processus écologiques dont notamment les capacités d’adaptation des organismes (animaux, plantes) et des écosystèmes. La productivité ne se construit pas avec des rendements optimaux mais par la diversité des biens et services fournis, dans des systèmes comportant un lien fort au sol. Cette diversité permet notamment de limiter la sensibilité aux aléas du marché. La production par animal et par hectare est en général réduite par rapport aux systèmes "intensifs", mais l’économie d’intrants permise par la valorisation des ressources locales et des processus écologiques, souvent associée à un prix de vente des produits plus élevés, permet de conserver voire d’augmenter le revenu (Gaudaré et al., 2021). S’ils trouvent une valorisation économique localement, d’autres services (entretien de la biodiversité patrimoniale, lutte contre les incendies, qualité de l’eau, qualité des paysages, etc.) peuvent aussi améliorer les résultats économiques de l’exploitation.
L’opposition décrite ci-dessus reste cependant théorique. Si la différence de logique de production est nette entre le modèle "agroécologique" et les systèmes "intensifs" les plus poussés (agriculture industrielle, élevage hors sol), on observe sur le terrain de nombreuses logiques que l’on pourrait qualifier d’intermédiaires (Domingues et al., 2019). Par ailleurs, les logiques "agroécologiques" décrites plus haut sont rarement appliquées en intégralité ; en France et en Europe, des formes d’agroécologie plus proches de l’agriculture raisonnée (qui limite les intrants sans pour autant remettre en cause la logique intensive) sont souvent privilégiées, au moins comme première étape dans la transition écologique.
Dans les années 2010, plusieurs chercheurs en sciences animales ont travaillé à l’élargissement de la définition de l’agroécologie "scientifique" aux productions animales. Par exemple, Thomas et al. (2014) ont proposé pour l’élevage cinq principes agroécologiques analogues à ceux de M Altieri (Figure 1). Parmi ces principes, trois font particulièrement écho aux enjeux du changement climatique : "Réduire les pollutions en bouclant les cycles" et "Baisser les intrants en utilisant les processus écologiques" permettent d’atténuer les impacts de l’élevage sur le changement climatique en réduisant l’empreinte écologique de ces activités ; ils permettent également de rendre les élevages plus autonomes et donc moins vulnérables à des aléas externes. "Utiliser la diversité pour accroître la résilience" permet de réduire la sensibilité à des aléas externes via la diversification des activités et des composantes biologiques, et la valorisation de complémentarités au sein de cette diversité. Ces principes, qui peuvent être vus comme des logiques d’actions ou des objectifs à privilégier, nécessitent d’être traduits en pratiques à l’échelle d’une exploitation, en fonction des conditions locales (Figure 1).
Figure 1 : La mise en œuvre de l’agroécologie suppose d’en décliner les principes (ici les cinq principes de Dumont et al. (2013) représentés sous la forme d’une marguerite) en pratiques adaptées au contexte local.
La trajectoire d’évolution des systèmes de production agricole depuis la moitié du XIXème siècle a conduit à une dissociation entre cultures et élevage, menant – entre autres - à des surplus azotés et à des stocks de phosphore dans les sols (Le Noë et al., 2019 ; Aubron, 2021). Aujourd’hui, il existe des déséquilibres au sein des territoires entre la disponibilité de ressources végétales pour l’alimentation du bétail d’une part, et la consommation par les élevages d’autre part. C’est le cas notamment en France, à l’échelle des petites régions agricoles (Jouven et al., 2018 ; Figure 4) : la Bretagne est très peu autonome en aliments du bétail ; les montagnes présentent une ressource pastorale importante, mais peu d’exploitations y sont établies ; les moyennes montagnes et zones herbagères importent des aliments concentrés, alors que d’autres zones en ont en excès. Bien que cette étude soit basée sur des hypothèses simplificatrices en termes d’usages des productions végétales locales, elle met en évidence des déséquilibres à l’origine de transactions et transports d’aliments du bétail, parfois sur de très longues distances, avec des conséquences négatives, à la fois économiques et environnementales.
Figure 4 : Equilibres entre productions animales et végétales en France métropolitaine
(source : Jouven et al., (2018), d’après données de la statistique agricole annuelle 2010-2011-2012, associées à des données d’instituts techniques et de l’agro-industrie). Dans les zones présentant à la fois des productions animales et végétales, l’équilibre reste théorique car l’intégration entre agriculture et élevage n’est pas forcément effective à ce jour, et des flux d’aliments entre régions agricoles sont fréquents. Dans certaines zones, la polyculture-élevage est encore pratiquée, voire se développe (Hirschler et al., 2019).
L’adaptation des formes d’élevage et des objectifs de production aux ressources locales permettrait d’éviter le recours systématique à des achats d’aliments. Ceci supposerait de revenir sur l’ultra-spécialisation (élevage ou bien cultures) de certaines régions, en réduisant la productivité par animal et par hectare mais en augmentant l’autonomie des systèmes. Dans les régions orientées vers les productions végétales, le développement de l’élevage est une piste intéressante prise en considération par les agriculteurs (Barbieri et al., 2022), en particulier dans un contexte de réduction des intrants et de diversification des rotations culturales. La mobilité des troupeaux peut également représenter une solution intéressante (Vigan et al., 2017). Par exemple, la transhumance traditionnellement pratiquée en hiver vers les zones méditerranéennes et en été vers la montagne permet de valoriser une ressource alimentaire éloignée et saisonnée. Cependant, lorsque la mobilité des troupeaux est réalisée en camion, l’optimisation des déplacements des troupeaux est à rechercher, ce qui renvoie une fois de plus à l’organisation entre acteurs.
Mieux répartir la diversité des activités d’élevage dans l’espace, en fonction des ressources localement disponibles, est un moyen de limiter l’impact du changement climatique sur l’élevage en diversifiant les ressources et en s’affranchissant en partie des aléas des marchés. Ceci pourrait également contribuer à réduire l’impact de l’élevage sur le changement climatique en limitant les consommations d’énergie pour la fabrication et le transport d’aliments, si toutefois les consommations d’énergie pour le transport du bétail restent modérées.
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