Le secteur de l’élevage dans les grandes régions du monde en lien avec les objectifs de développement durable des Nations Unies.
INTRODUCTION
La demande en produits alimentaires est attendue à la hausse d’ici 2050, quel que soit le type de produit où le scénario de développement envisagé (FAO, 2018). Par exemple, si les tendances actuelles se poursuivent (scénario « business as usual »), la demande en poisson est estimée augmenter de +35% et celle en céréales de +54%. En revanche, avec un scénario privilégiant la durabilité de l’alimentation (que ce soit grâce à la fois aux politiques publiques et au changement de comportement des consommateurs), les demandes vont augmenter de +25% pour les œufs à +48% pour les fruits et les végétaux. A l’opposé, un scénario moins durable, la demande augmenterait de +35% pour le poisson à +56% pour les céréales selon les estimations de la FAO (2018a). Le rôle de l’élevage dans le développement durable doit donc être pensé dans ce contexte de hausse de la demande en aliments en général.
A l’heure actuelle, le nombre de personnes qui souffrent de la faim reste élevé, de l’ordre de 600 000 personnes, surtout en Asie du Sud et en Afrique Sub-Saharienne. Ce chiffre, de nouveau à la hausse depuis 2015, est inacceptable et montre bien que la réalisation de l’objectif de développement durable (ODG) n°2 Faim zéro d’ici 2030 est très incertaine.
En plus de l’éradication de la pauvreté ou de la faim, les objectifs de développement durable incluent des objectifs environnementaux portant par exemple sur l’eau, l’utilisation des terres et le climat, qui sont tous des enjeux pour le secteur de l’élevage. Ils incluent aussi des processus sociaux comme la paix, les partenariats et les liens entre zones rurales et urbaines. C’est dans ce cadre exhaustif de 17 objectifs que les Nations-Unies travaillent avec les gouvernements pour un développement durable.
Toutefois, pour l’élevage, la FAO (2018b) a proposé un cadre d’analyse simplifié autour de quatre grands piliers de priorités : sécurité alimentaire et nutrition, moyens de subsistance et croissance économique, santé publique et santé animale (y compris bien-être animal) et enfin, gestion des ressources naturelles et climat.
I. SECURITE ALIMENTAIRE, FAIM DANS LE MONDE ET NUTRITION
Concernant le premier pilier, force est de constater que, malheureusement, la faim progresse de nouveau dans le monde depuis 2015, et devrait continuer à progresser, tant en termes de nombre de personnes que de prévalence (9,8% de la population mondiale en 2030 contre 8,9% en 2019). Deux principales raisons de cette hausse sont les conflits et les effets du changement climatique. Cette évolution contraste avec l’amélioration qui était observée depuis les années 2000. La faim affecte en particulier les populations d’Afrique Sub-Saharienne et d’Asie du Sud (FAO, IFAD, UNICEF, WFP and WHO, 2021).
La faim est bien entendu une des formes majeures de la malnutrition, mais il faut également prendre en considération les carences nutritionnelles et la surconsommation alimentaire qui se traduit par le surpoids et l’obésité. Nous avons donc trois formes de malnutrition (faim, carences et surconsommation) qui coexistent dans le monde, au sein des mêmes pays et voire même au sein des mêmes ménages. Différents indicateurs permettent de suivre ces formes de malnutrition : retard de croissance, surpoids, poids à la naissance, obésité… Ces indicateurs, dont certains montrent une amélioration, sont cependant en retard pour atteindre les cibles fixées pour 2030, à l’exception de l’allaitement des nourrissons.
L’accès aux différents groupes d’aliments est un aspect très important qui conditionne la sécurité alimentaire. Dans les pays à faible niveau de revenu, les racines et tubercules représentent plus de la moitié de l’offre alimentaire en kcal. Seuls les pays à haut niveau de revenus ont une disponibilité diversifiée en aliments d’origine végétale ou animale. Cependant, la disponibilité et l’accès ne sont que deux des quatre piliers de la sécurité alimentaire. Il faut également tenir compte de l’utilisation et de la stabilité dans le temps.
Les produits animaux peuvent contribuer à réduire le déficit nutritionnel des populations les plus vulnérables. On observe en effet une corrélation négative entre le pourcentage de retard de croissance des enfants et la consommation de viande (Adesogan et al., 2020). Autrement dit, dans les pays où un fort retard de croissance est observé, il y a en même temps une faible consommation de viande (en général moins de 30 kg équivalent carcasse par an et par habitant). Inversement, dans les pays caractérisés par une consommation de viande plus importante, le taux de retard de croissance est plus faible (Figure 1).
Figure 1 : Retard de croissance et consommation de viande (adapté de Adesogan et al., 2019)
Toujours dans cette problématique de sécurité alimentaire, la compétition entre l’alimentation humaine et l’alimentation animale est un point fortement débattu dans la presse à la fois scientifique et générale. Les céréales représentent 14% de des aliments consommés par les animaux d’élevage, ce qui représentent environ un tiers de la production mondiale de céréales. Mais une grosse majorité des aliments consommés par les animaux d’élevage n’est pas en compétition avec l’alimentation humain, comme par exemple l’herbe, la paille, les sons, les tourteaux etc. (Mottet et al., 2017b).
Au-delà des quantités consommées, on peut aussi regarder l’efficience alimentaire des animaux d’élevage exprimée en kg de matière sèche (MS) ou de protéines produites par kg de matière sèche ou de protéines consommées par les animaux. En préalable, il nous faut rappeler que les deux sous-secteurs représentés par les monogastriques et les ruminants produisent chacun autant de protéines (38246 et 36355 Mt/an respectivement), qu’elles soient laitières ou carnées. Mais pour produire un kg de protéines de ruminant, il faut 133 kg de MS contre 30 kg de MS seulement pour les monogastriques laissant supposer une apparente moindre efficience des ruminants. Toutefois, si on ne considère que la MS comestible par l’homme, il faut 6 kg de MS comestible pour produire un kg de protéine de ruminant contre 16 pour les monogastriques laissant supposer au contraire une apparente meilleure efficience des ruminants. Pour la viande uniquement, Mottet et al. (2017b) estiment qu’il faut 2,8 kg de MS comestible pour produire un kg de protéine carnée de ruminant contre 3,2 pour les monogastriques. Enfin, il est possible aussi de calculer l’efficience alimentaire par le rapport kg de protéine de MS végétale comestible pour produire un kg de protéine animale (lait ou viande). Ce rapport est en dessous de 1 pour les ruminants (0,6 en moyenne dans le monde) contre 2 pour les monogastriques. Cela veut dire que les ruminants créent de la protéine comestible par l’homme en convertissant des protéines végétales non comestibles. C’est donc une contribution nette à la disponibilité mondiale en protéines. Cela est particulièrement vrai pour les systèmes d’élevage basés sur le pâturage.
Un point important à rappeler pour rendre nos systèmes alimentaires plus durables est l’importance du gaspillage et des pertes alimentaires de la production à la consommation qui représentent en moyenne un tiers de notre disponibilité en aliments, plus précisément 45% pour les fruits et légumes, et les racines et tubercules, 30% pour les céréales et les produits de la mer, 20% pour les produits laitiers et la viande (FAO, 2013). Ces proportions et les profils varient aussi selon les régions du monde avec, par exemple, des pertes importantes au niveau de la production en Afrique Sub-Saharienne par exemple. Dans d’autres régions du monde, on a davantage de pertes au niveau de la transformation ou de la consommation des produits laitiers et de la viande.
En 2013, il y avait 746 millions de personnes dans l’extrême pauvreté (FAO, 2018b), c’est-à-dire avec moins de 2 dollars par jour et par personne. Ces personnes étaient localisées essentiellement en Afrique Sub-Saharienne (390 millions, en Asie du Sud-Est (249 millions) ou en Asie du Sud et Pacifique (74 millions). Si ces données sont mises en parallèle avec la contribution de l’élevage dans l’économie, ce sont ces mêmes trois régions du monde où la contribution de l’élevage aux produits de l’agriculture est la plus faible : moins de 15% en Afrique Sub-Saharienne, environ 15% en Asie du Sud-Est et 20% en Asie du Sud et Pacifique contre 25 à 40% dans les pays développés. La part de l’élevage dans l’économie continue de croitre dans tous les pays du monde mais davantage dans les pays à revenu intermédiaire et bas (plus de 3% de croissance annuelle) que dans les pays à revenu élevé (entre 1 et 2,6%) (FAO, 2018b).
Le secteur joue aussi un rôle tampon face à la variabilité économique ou climatique, en permettant par exemple d’utiliser des surplus de céréales, contribuant ainsi à la régulation des marchés, ou en assurant une source de trésorerie pour les foyers en cas de sécheresse et de déficit de production des cultures par exemple.
Le secteur joue également un rôle dans l’économie en offrant des possibilités d’emplois variées et nouvelles que ce soit via les emplois directs (emplois liés à l’élevage proprement dit) ou indirects (pour la transformation et la distribution des produits par exemple). Il est important dans ce cadre que la croissance de la filière bénéficie aux petits producteurs sans favoriser une croissance incontrôlée et mal réglementée des grandes unités industrielles d’élevage.
La vraie valeur de l’élevage comprend non seulement son importance dans le PIB mais aussi toute la valeur culturelle et traditionnelle des animaux, le travail et la traction, la capitalisation financière du bétail sur pied qui constitue une forme de trésorerie, et les effluents d’élevage qui peuvent être utilisés pour fertiliser les sols (Salmon et al., 2020). A cela, il faut rajouter la diversité des produits de l’élevage, non seulement le lait et la viande, le cuir et les œufs, mais aussi les médicaments dont on parle peu (par exemple, l’héparine, un anticoagulant naturel produit à partir des membranes intestinales de porcs). La gestion des paysages et des territoires ruraux figure aussi parmi les impacts positifs et non marchands de l’activité d’élevage (Figure 2). Comment tenir compte de la diversité de ces valeurs mal considérées dans les calculs économiques ?
Figure 2 : La vraie valeur de l’élevage (d’après Salmon et al., 2020)
L’utilisation des antibiotiques en élevage est un enjeu majeur de durabilité en raison de la résistance croissante aux antibiotiques qui menace désormais la santé publique (FAO, 2021).
La consommation d’antibiotiques en élevage varie de façon considérable entre les pays avec les niveaux les plus élevés en valeurs absolues et en valeurs relatives en Chine (Figure 3, Van Boeckel et al., 2017).
Figure 3 : Estimation de l’utilisation d’antimicrobiens en élevage (Van Boeckel et al., 2017)
La non prise en compte de l’antibiorésistance a des impacts économiques considérables : si aucune mesure n’est prise d’ici 2050, l’antibiorésistance pourrait causer la perte de dix millions de vies par an et 100 milliards de dollars de production économique perdue.
Le coût économique des maladies est également très important : celui de la rage a été estimé en 2005 à 20,5 millions de dollars en Afrique et 563 millions en Asie. Le coût d’une épidémie de fièvre aphteuse est de 11520 millions de dollars au Royaume-Uni. Au Soudan du Sud, il s’élève à 25 dollars par vache et par an. Au Cambodge une épidémie de fièvre aphteuse a entrainé une réduction de 12% du revenu annuel moyen des ménages.
L’amélioration du bien-être animal est également une préoccupation majeure en lien avec les préoccupations de santé. Il a fait l’objet de nombreux programmes de recherche et continue d’être un sujet d’attention important.
Enfin, la sécurité sanitaire des aliments et le rôle des produits animaux dans les maladies d’origine alimentaire doit également être priorité pour les filières et les politiques publiques.
Ces enjeux doivent pris en compte dans une approche « One Health » (une seule santé), coordonnée par la FAO, l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), l’OIE (Organisation Mondiale de la Santé Animale) et l’UNEP (Agence de l'Environnement des Nations Unies). Cette approche considère que la santé des humains, celle des animaux et la santé de l’environnement ne font qu’un et doivent donc être traité simultanément.
Concernant le pilier « moyen de subsistance et croissance économique », nous avons montré qu’un grand nombre de personnes pauvres dans le monde dépendent de leurs animaux d’élevage. L’élevage peut contribuer à la croissance économique, à la réduction de la pauvreté et à l’emploi, si toutefois les conditions d’accès aux marchés et aux moyens de production des petits producteurs sont améliorées. La diversité des produits issus de l’élevage (viande, lait, cuir, œufs mais aussi médicaments), et la diversité des activités d’élevage et des emplois induits doivent également être considérées car elles permettent notamment une autonomie des petits producteurs et une grande résilience en cas de crise économique ou climatique. Il existe également de nombreux services rendus par l’élevage qui ne sont généralement pas pris en compte dans les calculs économiques comme la gestion des paysages et des territoires ruraux.
Concernant le troisième pilier, nous avons montré que la santé animale a un coût économique considérable à travers les maladies, notamment les maladies émergentes et les pandémies. L’utilisation abusive des antibiotiques est un point critique, avec une grande disparité entre pays, tout comme le bien-être animal et les maladies d’origine alimentaires. Ces points doivent être considéré dans le cadre d’une approche « One Health » qui vise à protéger conjointement la santé des humains, des animaux et de l’environnement.
Concernant les ressources naturelles et le climat, les domaines d’action sont nombreux : il s’agit d’encourager la production et la consommation d’aliments à faible émissions de gaz à effet de serre, ce qui implique de travailler au niveau de la production mais aussi auprès des consommateurs. Du côté de la production, nous avons montré que l’amélioration de la productivité et la réduction de l’intensité des émissions de gaz à effet de serre par une optimisation des pratiques d’élevage est possible. Les émissions peuvent aussi être compensées en partie par le stockage de carbone dans les sols grâce au pâturage, et par une meilleure intégration de l’élevage dans la bioéconomie circulaire afin de faciliter le recyclage de la matière organique. En d’autres termes, il s’agit de promouvoir l’agroécologie, d’améliorer la biodiversité et la fourniture de services écosystémiques par l’élevage.
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