La mise en œuvre de pratiques agroécologiques en élevage et leurs conséquences sur l’approvisionnement en protéines.
Sijpestijn, G.F., Wezel, A., Chriki, S. (2022). Can agroecology help in meeting our 2050 protein requirements? Livestock Science, 256, 104822. https://doi.org/10.1016/j.livsci.2022.104822
INTRODUCTION
La question de savoir comment la planète va subvenir aux besoins en protéines de la population mondiale en 2050 (Aiking et de Boer, 2018, Nijdam et al., 2012) revient régulièrement dans le débat public. Dans l’état actuel des choses, il s'est avéré impossible de répondre aux besoins annoncés, car malgré l'augmentation des fonds alloués à la recherche agricole, environ une personne sur sept souffre actuellement de malnutrition chronique (Foley et al., 2011, De Schutter et Vanloqueren, 2011), tandis que l'obésité augmente dans de nombreux pays. Cela souligne l’apparente incohérence entre les quantités produites d’aliments d’une part et la malnutrition galopante d’autre part, ce qui contribue à nuire à l’image actuelle de l’élevage (Altieri et Nicholls, 2012 ; Steinfeld et al., 2006). Néanmoins, comme le dit Gliessman (2006), « le problème n'est pas les animaux eux-mêmes, mais plutôt la manière dont ils sont incorporés dans les agro-écosystèmes et les systèmes alimentaires ».
Bien que le modèle agricole actuel ait, théoriquement, la capacité à répondre aux besoins mondiaux en protéines, il n'y parvient pas pour plusieurs raisons : (i) un manque d'accès des plus pauvres aux ressources alimentaires, (ii) des inefficiences et pertes dans les systèmes de production en termes de stockage et transformation et enfin, (iii) un gaspillage des denrées alimentaires (Wattiaux, 2017). Berners-Lee et al. (2018) ont modélisé les demandes actuelles en protéines et ont constaté qu'il y a actuellement 81 g de protéines disponibles/personne/jour et seulement 51 g/personne/jour si l'on tient compte de l'utilisation des cultures pour l'alimentation du bétail ou la production de bioénergie parce que 30 g sont « perdus » dans la transformation en protéines de viande. Ces chiffres respectent toujours la recommandation nutritionnelle de 50 à 60 g de protéines/personne/par jour. D'ici 2050, date à laquelle la population devrait atteindre près de 9,8 milliards de personnes (FAO, 2019), une augmentation de 119% de la production de cultures comestibles serait nécessaire si les systèmes agricoles ne changeaient pas radicalement (Berners-Lee et al., 2018). Pour la viande, les projections tablent sur un doublement de la consommation mondiale actuelle d’ici 2050, ce qui représenterait 200 millions de tonnes supplémentaires (Caillavet et al., 2019). Cependant, d'autres scénarios indiquent que la production actuelle pourrait déjà nourrir 9 milliards de personnes si l'on réduit fortement les pertes de stockage et de transformation, ainsi que le gaspillage alimentaire (1/3 de la production agricole totale) (voir par exemple HLPE, 2014, HLPE, 2019). Cependant, il est important de noter que la prédiction de Berners-Lee et al. (2018) n'a pas pris en compte l'impact du changement climatique sur les performances animales (Phocas et al., 2017) ainsi que la physiologie des cultures. En effet, avec l'augmentation des niveaux de CO2 atmosphérique, la teneur en protéines des cultures diminue (Medek et al., 2017). Cela pourrait avoir un impact significatif sur les populations dépendant des protéines végétales, qui sont actuellement estimées à 76% de la population mondiale (Medek et al., 2017). Selon ce scénario, près de 150 millions de personnes supplémentaires pourraient être placées en situation de risque de carence en protéines d'ici 2050 (>1,5% de la population prévue), car les teneurs en protéines du riz, du blé, de l'orge et de la pomme de terre devraient toutes diminuer d'au moins 6% (Medek et al., 2017). Face aux limites du modèle agricole actuel (conséquences du changement climatique sur les teneurs en protéines des produits, aggravées par l’évolution démographique), une évolution de ce modèle est donc nécessaire.
Définie comme « l'utilisation intégrée des ressources et des mécanismes de la nature dans l'objectif de production agricole » (Jouven et al., 2022 ; Wezel et al., 2009), l’agroécologie propose de répondre aux besoins alimentaires tout en produisant avec un respect de l’écologie et en tenant compte des contraintes sociales et économiques. L’agroécologie est de plus en plus pratiquée par de grandes exploitations agricoles, mais aussi encore plus fréquemment par les petits exploitants, témoignant ainsi de son acceptabilité grandissante par tous comme moyen de production alimentaire adaptée à toutes les échelles.
Par ailleurs, l'intensification durable est apparue dans la littérature comme un paradigme fréquemment référencé dans la production agricole (Wezel et al., 2015). L'intensification durable est un concept qui a été inventé pour la première fois en 1983 dans un rapport d'atelier sur les marécages indonésiens par le « Research Group on Agroecosystems » (Groupe de Recherche sur les Agroécosystèmes) (Wezel et al., 2015). De multiples définitions de l'intensification durable ont été proposées par les auteurs, cependant, beaucoup se concentrent sur l'augmentation de la productivité tout en réduisant les impacts environnementaux négatifs (Wezel et al., 2015, Lyu et al., 2021). Ici, dans notre article, la définition choisie est celle du « Food Climate Research Network » (Réseau des Recherches sur le Climat) qui définit l’intensification durable comme étant « le principe d'augmenter ou de maintenir la productivité de l'agriculture sur les terres agricoles existantes tout en réduisant ses impacts environnementaux » (Garnett et al., 2013). Ainsi comprise, l’intensification durable a donc pour objectif le développement des systèmes agricoles sans privilégier a priori aucune voie agronomique particulière pour l'atteindre. Elle peut impliquer l'intensification de différents types d'intrants agricoles (faisant appel par exemple à des biotechnologies, de la main-d'œuvre, des équipements) et leur application à différentes formes d'agriculture (par exemple d'élevage ou de culture ; agroécologique ou conventionnelle) (Fraanje, 2018).
Dans notre article, différents scénarios documentés dans la littérature scientifique et permettant théoriquement de répondre aux besoins mondiaux en protéines en 2050 sont discutés, tout en vérifiant si les changements proposés des pratiques agricoles s'inscrivent dans un cadre agroécologique. Bien que cette revue se concentre plutôt sur l'agroécologie, elle vise tout de même dans un second degré à savoir si le concept d'intensification durable peut être un cadre de transition potentiel pour aider à la transition du modèle intensif actuel vers un modèle agroécologique, plus vertueux.
Via le moteur de recherche Google Scholar, les articles ont été sélectionnés sur la base des mots-clés suivants : « protéine », « 2050 », « demande », « besoin » et « mondial », en combinaison ou séparément. Les articles qui traitaient de la satisfaction d'une demande en protéines prévue pour l'année 2050 par le biais de changements identifiés dans les pratiques agricoles et/ou dans les régimes alimentaires ont été ainsi sélectionnés. Les scénarios examinés dans cet article s'appuieront sur l'importance de poursuivre une approche holistique. Ils ont été choisis quand ils ont été modélisés à l'échelle mondiale et continentale. Les pratiques d'élevage pouvant être considérées comme agroécologiques et répondant aux contraintes des scénarios examinés, en particulier les modèles de « restes écologiques » (Röös et al., 2016) ou de « bétail à faible coût » (Van Zanten et al., 2018) seront également discutées.
I. LES LIMITES DU MODELE INTENSIF ACTUEL POUR REPONDRE A LA DEMANDE EN PROTEINES
Contribuant largement au dépassement des limites planétaires, l'agriculture moderne joue un rôle substantiel dans les impacts anthropiques sur le changement climatique. Entre 2007 et 2016, l'agriculture, la foresterie et les autres activités d'utilisation des terres ont représenté 23% des émissions anthropiques totales de GES (GIEC, 2019). Les émissions totales directes et indirectes de GES de l’élevage représentent 14,5% de toutes les émissions d'origine humaine (Gerber et al., 2013 ; Peyraud, 2020). Dans le cadre du système actuel et en utilisant des modèles simplifiés et conservateurs, Pelletier et Tyedmers (2010) ont estimé que d'ici 2050, les émissions directes de GES liées aux activités d’élevage et provenant de la production de viande, de lait et d'œufs augmenteraient de 39% par rapport au niveau déclaré en 2000.
Par ailleurs, la conversion des terres pour l'agriculture est l'un des plus grands émetteurs de GES au sein de la production agricole (Foley et al., 2011 ; Peyraud, 2020). Il s'agit du remplacement d'écosystèmes naturels par des terres cultivées ou des prairies temporaires, ce qui constitue une menace majeure pour l'environnement naturel. La conversion des terres des forêts tropicales contribue à elle seule à 12% des émissions anthropiques annuelles de CO2, ce qui représente 98% des émissions de CO2 dues à la conversion des terres (Foley et al., 2011). Les tropiques sont une région dans laquelle les systèmes agroécologiques peuvent conserver de bons rendements et maintenir la biodiversité (Mukul et Saha, 2017, Paracchini et al., 2020) tout en contribuant à la sécurité alimentaire des populations locales (Bezner Kerr et al., 2021). Dans le cadre du modèle agricole actuel, on prévoit qu'environ 1 milliard d'hectares de terres supplémentaires seront défrichées dans le monde d'ici 2050 pour répondre à la demande prévue en cultures (Tilman et al., 2011). D'autres auteurs ont prédit que ce chiffre pourrait atteindre 3 milliards d'hectares, en l’absence d’une utilisation plus efficace des terres (Searchinger et al., 2018).
Dans le secteur agricole, les GES proviennent principalement de la déforestation tropicale : les émissions de CH4 liées à l'élevage et à la riziculture, et les émissions de N2O liées aux sols fertilisés contribuent le plus au changement climatique. Une grande partie de ces émissions résulte non seulement de la conversion des terres mais aussi de l'intensification de l'agriculture. Le secteur de l'élevage a contribué à hauteur de 63% dans la mobilisation de l'azote réactif jusqu'en 2000, un chiffre qui devrait encore augmenter de 36% d'ici 2050 (Pelletier et Tyedmers, 2010). Les excédents mondiaux d'azote et de phosphore, qui résultent des bilans positifs de nutriments du sol déterminés par les intrants (engrais, fumier) moins les sorties (récolte, pâturage ou fauche), devraient respectivement augmenter de 23% et 54% par rapport à l’année 2000 (Bouwman et al., 2013). Toutefois, ces prévisions varient considérablement (Bodirsky et al., 2014). Par ailleurs, la sur-fertilisation due à l'intensification de l'agriculture a perturbé les cycles mondiaux des nutriments et a eu un impact sur la qualité des écosystèmes aquatiques et des pêches marines (Foley et al., 2011).
Aux émissions et à la sur-fertilisation s'ajoute encore la forte exploitation des ressources mondiales en eau douce pour l'irrigation, ce qui représente 70% des prélèvements mondiaux (Foley et al., 2011). Gordon et al. (2005) ont constaté que l'irrigation est aussi importante que la déforestation en raison de son impact sur le cycle hydrologique mondial en prélevant de l'eau dans les rivières et les aquifères. Ces chiffres illustrent non seulement la façon dont l'agriculture peut contribuer au changement climatique, mais aussi la façon dont le secteur compromet sa capacité à répondre aux besoins dans les années à venir. La question qui se pose donc maintenant est : L'agriculture actuelle peut-elle donc passer à un modèle agroécologique ? Et si oui, peut-elle produire suffisamment, pour couvrir les besoins en protéines en 2050 ?
II. PRODUIRE MIEUX ET PLUS AVEC L’AGROECOLOGIE ET L’INTENSIFICATION DURABLE
II.1. Les différentes approches agroécologiques
Plutôt que de plaider pour un remplacement complet du modèle agricole actuel, de nombreux auteurs proposent des lignes directrices et des modèles pour assurer la meilleure transition de l'agriculture moderne à la gestion agroécologique des agroécosystèmes à travers l’application de la théorie écologique (Dumont et al., 2018). Cependant, Holt-Giménez et Altieri (2013) affirment que les agroécologistes sont divisés entre ceux qui pensent qu'une transition peut être réalisée et ceux qui pensent que celle-ci nécessite une transformation radicale.
Ces dernières années, les approches agroécologiques ont gagné en importance dans le discours scientifique, agricole et politique, suggérant des voies pour transformer les systèmes agricoles et alimentaires (Gliessman, 2007 ; HLPE, 2019 ; Wezel et al., 2020). Les principes de l’agroécologie encapsulent les changements locaux, environnementaux des agroécosystèmes et de l'ensemble du système alimentaire qui pourraient servir de base à la transition (Figure 1) (Wezel et al., 2020 ; HLPE, 2019). Alors que le débat se poursuit pour savoir si l'agroécologie serait la solution, les organisations de développement, les coopératives d'agriculteurs et les agences gouvernementales mettent déjà en œuvre des programmes de formation des agriculteurs aux pratiques agroécologiques. En 2006, Pretty (2007) a recensé 286 interventions de pratiques de préservation des ressources dans 57 pays en développement. Couvrant 37 millions d'hectares, ces pratiques ont permis d'augmenter le rendement moyen des cultures de 79% (Pretty, 2007). De même, les performances économiques de l'agroécologie (D'Annolfo et al., 2017, van der Ploeg et al., 2019) ainsi que sa contribution à la sécurité alimentaire ont été démontrées et illustrées par plusieurs recherches scientifiques (Paracchini et al., 2020 ; Bezner Kerr et al., 2021).
Figure 1. Les principes agroécologiques.
Les principes de l'exploitation agricole liés à la gestion des agroécosystèmes sont mis en évidence en vert et les principes de l'ensemble du système alimentaire en jaune. Tous les principes sont sous-tendus par l'activité de co-création de connaissances entre de multiples acteurs (adapté de Wezel et al., 2020).
De multiples pratiques agroécologiques ont été proposées pour être appliquées à l'agriculture moderne (Alteri, 1995, Wezel et al., 2014). Par exemple, pour les systèmes à base de cultures annuelles, le non-travail du sol, les paillis vivants (couverture végétale semée et détruite avant semis), les cultures intercalaires et les cultures de couverture peuvent être mis en œuvre ; et pour les systèmes pérennes, il y a les cultures de couverture et les polycultures pérennes. Ces deux systèmes ont en commun l'intégration de l'élevage, formant ainsi une agriculture mixte à travers des systèmes de polyculture-élevage, ou des systèmes agro-pastoraux.
II. 2 L’agroécologie est mobilisée avec succès dans de nombreux pays pour l’agriculture vivrière
La mise en place d'une agriculture mixte à l'échelle mondiale afin de répondre aux besoins en protéines existe déjà dans les petites exploitations agricoles (ayant une superficie comprise entre 2 et 20 hectares) du monde entier depuis des générations. En effet, l'inclusion de l’élevage dans les systèmes agricoles des petits exploitants rend plusieurs services pour les ménages agricoles : force de trait, protéines et produits comestibles de haute qualité, cycle des nutriments et production de produits non comestibles tels que le fumier, la corne, le cuir et les plumes (Falvey, 2015). Malgré un contexte mondial plutôt intensif, ces systèmes agricoles mixtes ont persisté et continuent de faire vivre une proportion importante de la population mondiale (Fanzo, 2017).
II.3 L’agroécologie peut permettre d’augmenter la productivité agricole (globale : cultures et élevage réunis) dans les régions peu ou pas touchées par l’industrialisation de l’agriculture
Bien que l'importance des systèmes de petits exploitants pour l'approvisionnement alimentaire ait été reconnue, ce n'est que récemment que les lieux dans lesquels ils existent ont été localisés et que leur contribution à l'approvisionnement alimentaire mondial a été estimée. Samberg et al., (2016) ont cartographié la superficie des terres par ménage agricole au niveau infranational dans trois régions du monde. Ces auteurs ont constaté que les ménages de petits exploitants (<5 hectares) exploitent environ 30% des terres agricoles en Amérique latine, en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud et de l'Est, tout en contribuant à plus de 70% de la production des calories alimentaires. Ces mêmes ménages sont responsables de plus de la moitié des calories alimentaires produites dans le monde.
Herrero et al. (2017) ont constaté que les petites exploitations (<20 hectares) étaient tout aussi importantes en termes de contribution alimentaire mondiale, plus de 75% de la plupart des produits alimentaires étant fournis par ces exploitations en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud-Est, en Asie du Sud et en Chine. Dans ces mêmes régions, à l'exception de la Chine, les très petites exploitations (<2 hectares) contribuent à hauteur de 30% à la production de produits alimentaires. Plus la taille des exploitations augmente, plus la diversité de la production agricole et des aliments produits diminue (Herrero et al., 2017) et plus les pertes après récolte augmentent (Ricciardi et al., 2018). Malgré l'importante contribution de ces petites exploitations, beaucoup d'entre elles luttent financièrement pour assurer leur subsistance (Fanzo, 2017). Souvent en raison d'un manque d'installations de stockage appropriées, les ménages de petits exploitants peuvent également être vulnérables aux perturbations de l'approvisionnement alimentaire, comme l'ont constaté Huss et al. (2021).
II.4 L’intensification durable, un concept permettant de « mieux produire » dans des contextes d’agriculture industrielle
Le modèle d'intensification durable repose sur l'utilisation accrue d'« améliorations » afin de devancer les menaces potentielles sur les rendements. Il suit un processus de travail similaire à celui qui a été suivi au cours des deux dernières décennies. Cependant, la mise en œuvre de ces « améliorations » nécessite souvent un capital important, uniquement disponible pour les agriculteurs des pays développés (De Schutter et Vanloqueren, 2011). Toutefois, malgré la stabilisation au cours des 20 dernières années de la superficie de production céréalière récoltée, il y a, selon certains auteurs (Grassini et al., 2013, Gomiero et al., 2011), de plus en plus de preuves de la stagnation des rendements dans plusieurs systèmes basés sur la monoculture intensive, ce qui posera des difficultés pour maintenir la production alimentaire sans expansion agricole.
En outre, l’intensification durable repose largement sur la capacité du modèle actuel à innover de manière continue. Bien que cette stratégie soit proposée pour préserver les terres dans la nature, cette voie de réponse s'est avérée non fondée scientifiquement dans un certain nombre d'études (Gomiero et al., 2011 ; Meyfroidt et Lambin, 2011 ; Ewers et al., 2009). En effet, d’après plusieurs auteurs, lorsque les rendements des cultures ont augmenté, les terres agricoles se sont étendues (Gomiero et al., 2011 ; Meyfroidt et Lambin, 2011).
Initialement, l’intensification durable a été développée avec la considération de l'inclusion des petits exploitants ainsi que la valorisation du savoir-faire local (Dumont et al., 2018). Cependant, l'industrie s'est appropriée le terme d’intensification durable, dans la mesure où les définitions de ce concept restaient suffisamment ouvertes pour permettre une interprétation plus large pour tout système agricole. Pour l'agro-industrie, une augmentation de la demande de produits animaux est un résultat inévitable de la croissance de la population et donc, dès lors, l’intensification durable a été associée à ce principe (Dumont et al., 2018). Par conséquent, lors d'une évaluation de l’intensification durable, il a été constaté que de nombreux acteurs ne voyaient pas de différence notable entre intensification traditionnelle et intensification durable (Petersen et Snapp, 2015). Néanmoins, certains auteurs tels que Garnett et al. (2013) considèrent l’intensification durable comme une approche différente de l'intensification habituelle. En effet, l’intensification durable redessine le système alimentaire tout en (i) réduisant son empreinte environnementale, et (ii) soutenant les économies rurales, le bien-être animal et la nutrition humaine. Ces objectifs sont également ceux de l'agroécologie. Par conséquent, un modèle agroécologique basé sur l'utilisation de sous-produits, de déchets et de fourrages pâturés pour alimenter le bétail pourrait s'inscrire dans le cadre de l’intensification durable.
Par ailleurs, dans le cadre d’un système basé sur les fourrages, le choix de l'espèce fourragère la plus adaptée est une étape clé dans le cadre de l’intensification durable (Rao et al., 2015). Ce choix peut souvent se traduire par un arbre ou un arbuste fixateur d'azote tel que Leucaena leucocephala (le faux mimosa), qui peut fournir à la fois du fourrage pour le bétail et des services écosystémiques tels que la régulation de l'érosion des sols, l'augmentation de la fertilité des sols et la séquestration du CO2 (Dumont et al., 2018). Ceci est en phase avec le principe même de l’agroécologie qui encourage la sélection d'espèces fournissant à la fois un produit et un ou plusieurs services à l'agroécosystème (Phocas et al., 2017).
Le couplage des systèmes fourragers avec les systèmes de culture est susceptible de générer davantage de services écosystémiques tels que la régulation des cycles des nutriments (Ryschawy et al., 2019, Alves et al., 2017, Lemaire et al., 2015). Les résidus de cultures aux côtés des pâturages peuvent être utilisés comme aliments pour les ruminants, réduisant ainsi la dépendance aux céréales, et limitant donc la concurrence "food-feed" (c’est-à-dire entre alimentation animale et humaine). La sélection génétique des races intensives est une pratique connue notamment chez les producteurs laitiers dans le monde entier (la race Hostein en est l’exemple type de ce processus). Cependant, beaucoup de ces races d'animaux ont été sélectionnées pour produire de manière optimale dans des conditions contrôlées, et donc avec des performances impactées lorsque l'environnement diffère (Phocas et al., 2017). En effet, le contexte dans lequel l'animal va produire est d'une grande importance pour la durabilité du système.
III. 1 Changements attendus dans les quantités de protéines animales/végétales produites
L'augmentation de l'agriculture mixte, mais aussi la promotion des systèmes d’élevage basés sur les pâturages et/ou la valorisation des déchets, ont un impact significatif sur la probabilité de répondre aux besoins en protéines de l'humanité dans le respect des contraintes écologiques. Les cultures dédiées à l'alimentation du bétail représentent 35% de la production mondiale. Par conséquent, s'éloigner de ce modèle pourrait libérer des terres pour les cultures destinées à la consommation humaine (Foley et al., 2011, Berners-Lee et al., 2018).
Certains auteurs comme Berners-Lee et al. (2018) affirment qu’il n’existe aucun scénario qui pourrait justifier de nourrir le bétail avec des cultures comestibles par l’Homme. Il existe, par ailleurs, un modèle agroécologique alternatif consistant à élever du bétail avec de l'herbe ou des pâturages dans des zones où les cultures ne peuvent pas être assurées, ou avec des sous-produits de cultures tels que les cannes à sucre. Selon Mottet et al. (2017), à l'heure actuelle, 86% (en matière sèche) de l’alimentation animale à l’échelle de la planète, n'est pas comestible par l'Homme.
White et Hall (2017) ont estimé que le retrait des animaux de l'agriculture américaine permettrait de produire 23% de nourriture humaine en plus. Cependant, les auteurs ont aussi conclu que, dans ce scénario extrême, un régime exclusivement végétal serait incapable de répondre aux besoins nutritionnels de la population américaine. Ceci souligne le caractère irréaliste des solutions radicales. Dans leur simulation, les GES agricoles estimés ont diminué uniquement de 28%, ce qui ne contrebalance pas la contribution des animaux aux GES, estimée à 49% des émissions aux Etats-Unis. Cela s'explique par la nécessité d'augmenter la production d'engrais synthétiques pour remplacer le fumier comme fertilisant des sols, d'éliminer les sous-produits utilisés en alimentation animale et de produire des cultures supplémentaires sur les terres précédemment utilisées pour le bétail. De plus, il est important de rappeler, qu’outre la production de denrées alimentaires, l'élevage, fournit également différents services et réduit les dys-services (Dumont et al., 2018, Bernués et al., 2017, Beudou et al., 2017).
Par ailleurs, Berners-Lee et al. (2018) ont modélisé qu'un régime alimentaire de 2050 dans lequel aucun aliment digestible par l'Homme ne serait donné au bétail permettrait une ration quotidienne de 301 kcal/jour avec 11 g de protéines animales (viande, produits laitiers ou poisson) (Tableau 1). Dans ce scénario, il ne serait pas non plus nécessaire de réduire les déchets, de freiner la surconsommation ou de stopper le détournement des cultures vers des usages non alimentaires.
D’autres chercheurs (Röös et al., 2016 ; Van Zanten et al., 2016) ont constaté qu'une proportion importante (21 g) des besoins quotidiens en protéines peut être fournie durablement par des aliments d’origine animale (Tableau 1). Dans ce cas, le bétail est uniquement nourri de sous-produits industriels, de déchets alimentaires et de fourrages, notamment issus des prairies. Ils ont également constaté que la consommation de certains aliments d’origine animale, comparée à leur exclusion totale, permettrait de libérer un quart des terres arables mondiales, mais uniquement dans l'hypothèse où toutes les prairies actuelles sont utilisées. Ce scénario permettrait de résoudre le problème de la concurrence « food-feed » et de recycler les flux de biomasse dans le système alimentaire. Ce scénario de « bétail à faible coût » ou de « restes écologiques » s'aligne sur les principes agroécologiques tels que (i) le recyclage des nutriments, (ii) le renforcement de la biodiversité, et (iii) la création de synergies (Röös et al., 2016). En utilisant les sous-produits de l'industrie, ces scénarios sont également soutenus dans le cadre de l’intensification durable.
Tableau 1 : Quantité de protéines d'origine animale qui serait disponible pour la population mondiale, sur la base de différents scénarios décrits dans la littérature scientifique.
a indique que ces chiffres ont été modélisés pour un scénario qui concerne l'Europe occidentale. Les chiffres à l'échelle mondiale a été calculés par Van Zanten et al. (2018).
III. 2 Changements attendus dans la répartition spatiale de ces productions
Par ailleurs, la plupart des pratiques qui sous-tendent une production animale durable nécessite la convergence des pratiques agricoles avec des systèmes de conservation ou de pâturage plus extensif, c'est-à-dire le partage des terres. L'intensification de la production végétale sur les terres épargnées pourrait soutenir un changement de la consommation mondiale de protéines vers un régime plus végétal, et en plus, ces régimes réduiraient aussi les émissions de GES (Röös et al., 2016, Van Zanten et al., 2018). Les stratégies d'économie de terres ont tendance à ne pas utiliser les prairies incultivables ou les sous-produits de déchets (Van Zanten et al., 2018), mais reposent plutôt sur le postulat que les rendements se maintiendront ou augmenteront à l'avenir, ce qui est très incertain (Grassini et al., 2013, Gomiero et al., 2011). D’un point de vue qualitatif, les aliments qui devraient remplacer les protéines animales sont également très importants. En effet, Vieux et al. (2012) ont constaté que lorsque les fruits et légumes remplaçaient la viande de manière iso-calorique, les émissions de GES restaient inchangées voire augmentaient.
IV. QUELLES TRAJECTOIRES / QUELS FREINS POUR METTRE EN ŒUVRE LES TRANSITIONS ?
Bien que l'agroécologie soit déjà pratiquée par des agriculteurs travaillant à de multiples échelles, notamment par les petits exploitants, il existe de nombreux obstacles qui freinent ou réduisent son acceptation en tant que solution pour répondre aux futurs besoins en protéines. Schutter et Vanloqueren (2011) ont identifié 7 obstacles à l'expansion des pratiques agroécologiques qui se renforcent mutuellement :
(1) l'exclusion ou la participation réduite des petits agriculteurs à l'élaboration des politiques ;
(2) un manque de soutien de l'agroécologie au sein de la politique agricole et du commerce courant (McMichael, 2009) ;
(3) l'insécurité foncière qui réduit le développement agroécologique ;
(4) la croyance que le progrès scientifique et technique est central pour atténuer la faim dans le monde ;
(5) une caractérisation erronée de l'agroécologie comme archaïque et incompatible avec la mécanisation ;
(6) l'exclusion des externalités environnementales et sociales de la tarification agroalimentaire, ce qui encourage l'agriculture industrielle au détriment de l'agroécologie ; et enfin
(7) les intérêts acquis au statu quo des organisations qui les poussent à ignorer ou à s’opposer aux avantages de l'agroécologie.
Certaines des pratiques de l'intensification durable décrites dans cette revue peuvent être considérées comme agroécologiques par nature. Elles peuvent donc être utilisées comme un moyen pour la mise en œuvre de pratiques agroécologiques dans l'agriculture intensive. En effet, bien que l'intensification durable soit moins exigeante dans le choix du modèle agronomique, elle a l’avantage d’être déjà acceptée par l'industrie alimentaire. L'agroécologie, quant à elle, est partiellement ou fortement définie comme un mouvement social (Wezel et al., 2009, Holt-Giminez et Altieri 2013) et peut donc présenter des connotations d'anti-agrobusiness. Dans la pratique, les adeptes de l'agroécologie sont majoritairement de petits exploitants agricoles plutôt que de grandes exploitations axées sur l'exportation (De Schutter et Vanloqueren, 2011). Cependant, certaines de ces agro-industries commencent maintenant à définir leur vision agroécologique (BASF, 2019). Par conséquent, comme le champ d'application de cette revue est de comprendre si les systèmes agroécologiques peuvent assurer la transition de notre modèle intensif et fournir l'approvisionnement en protéines souhaité en 2050, on peut soutenir que les moyens devraient être acceptables par les défenseurs/promoteurs actuels du modèle intensif. En l'occurrence c’est le cas de l'intensification durable.
Par ailleurs, bien que l'intensification durable englobe certains principes de l’agroécologie, le fait que cette intensification ne s'aligne pas sur un modèle agronomique particulier signifie souvent dans la pratique que de grandes quantités de produits agrochimiques seront utilisées. Ces intrants ont un impact négatif sur l'environnement et/ou la santé humaine, ce qui va à l'encontre des exigences des systèmes agroécologiques, qualifiés d’être sains aussi bien à l’égard des agroécosystèmes que de la santé humaine (Koohafkan et Altieri, 2011). Pour ces raisons, certains praticiens peuvent critiquer tout système d'intensification durable prétendant utiliser des pratiques agroécologiques.
Dans le cadre d’une application élargie de l'intensification durable, il est important de considérer les petits exploitants pratiquant déjà l'agroécologie, et surtout de discuter sur la façon de surmonter les obstacles d’une telle transition (De Schutter et Vanloqueren 2011). Cela nécessite un cadre politique qui cible les petits exploitants et redistribue les biens publics tels que les installations de stockage, les infrastructures rurales et les services de conseil plutôt que de subventionner uniquement les produits agrochimiques (Fanzo, 2017). En pratique, dès que l’on s’élève dans les échelles spatiales et de complexité de système agricole, la dimension « agroécologique » des pratiques agricoles dépend du contexte dans lequel ces pratiques s’insèrent.
Un régime alimentaire comprenant des protéines animales produites dans des systèmes agroécologiques semble être une contribution précieuse à l'alimentation de la population mondiale, par rapport à un régime uniquement composé de protéines végétales, qui nécessiterait davantage de terres arables.
La compatibilité de l'élevage avec les mesures de conservation peut favoriser la création d'un paysage multifonctionnel, en accord avec l'agroécologie. Les petits exploitants, principaux praticiens de l'agroécologie, devraient être impliqués dans le défi de la satisfaction des besoins en protéines. Bien qu'il existe des obstacles à leur implication de manière plus conséquente, il convient de développer un cadre politique permettant de transposer les projets pilotes réussis à un niveau national, tout en utilisant et en encourageant les connaissances et le savoir-faire des petits exploitants.
L'agroécologie est un système basé sur les connaissances, qui nécessitent la co-création, la formation et la diffusion, notamment pour partager des preuves de concept à des échelles d’exploitation variées, mais aussi avec des réalisations dans des zones géographiques diversifiées. Ces connaissances peuvent être acquises et transférées par les agriculteurs et, par conséquent, il convient de comprendre davantage que l'innovation ne se produit pas simplement via une approche descendante des conseillers vers les praticiens. En effet, les petits exploitants devraient également être impliqués de manière significative dans les orientations politiques. Les marchés publics, à leur tour, peuvent accélérer la transition en permettant à ces petits exploitants de mettre en œuvre des connaissances et des pratiques innovantes. Enfin, ce qui est considéré comme un système agricole performant doit aller au-delà de la mesure agronomique du rendement, en incluant, par exemple, la mesure de la fourniture de services tels que la productivité par unité d'eau ou de terre (De Schutter et Vanloqueren, 2011).
CONCLUSION
Le déploiement à grande échelle des pratiques agroécologiques mises en œuvre par les petits exploitants, ainsi que l'utilisation de l'intensification durable comme passerelle pour la mise en œuvre de pratiques agroécologiques au sein de l'industrie alimentaire, pourraient contribuer à subvenir aux besoins quotidiens en protéines de toutes les personnes en 2050. Cependant, cet objectif pourrait être mieux atteint si les principes agroécologiques étaient largement mis en œuvre dans les modèles de production agricole plus intensifs d'aujourd'hui.
Quantitativement, il est techniquement possible de répondre aux besoins en protéines à l’horizon de 2050, à condition que le modèle intensif actuel passe à un système qui incarne de manière conséquente les principes de l'agroécologie. L'intensification durable, un terme générique qui englobe certaines pratiques agroécologiques, est plus largement acceptée par l'industrie agroalimentaire. Cependant, l'intensification durable et l'agroécologie divergent sur la proportion de protéines d'origine végétale ou animale nécessaires pour répondre aux besoins en 2050. Cette divergence découle en partie de perceptions différentes qu'ont leurs partisans des modèles de consommation prévus. En outre, l'intensification durable favorise souvent les stratégies d'économie de terres, dans lesquelles la production est augmentée sur les terres cultivées existantes afin d’éviter la conversion de nouvelles terres. Cette production accrue peut être obtenue par l'utilisation de produits agrochimiques potentiellement dégradants pour l'environnement, ce qui n’est pas totalement en phase avec les principes de l’agroécologie.
Toutefois, l’intensification durable pourrait converger avec l'agroécologie afin de répondre aux besoins futurs en protéines à travers la pratique des « restes écologiques » ou du « bétail à faible coût ». Afin d’éviter le gaspillage de denrées alimentaires comestibles par l’Homme, ces scénarios qui prévoient la consommation de produits animaux, n’encouragent pas la concurrence entre alimentation humaine et alimentation animale. Cependant, il est recommandé de maintenir la présence du bétail dans l'agriculture pour (i) répondre aux besoins en nutriments essentiels, (ii) recycler les fibres non comestibles par l'Homme, (iii) fournir des services écosystémiques, et enfin (iv) valoriser les nombreuses zones impropres à la culture, mais adaptées au pâturage.
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